UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONTÉ

Chroniques de libres pensées créées à partir d'une citation d'auteur
par Dyane Raymond

mercredi 28 décembre 2011


 « Oh… L’amitié ?... L’amitié ! Il faut être prudent avec l’amitié, Charlie, Il ne faut pas dire ce mot-là à tort et à travers. L’amitié, c’est pas n’importe quoi pour n’importe qui. » Robert Gravel


Pour G. 
L’amitié, un jour, s’est rompue, brutalement, comme la vie interrompt la vie. Il y avait eu, bien sûr, des signes avant-coureurs, des blessures. Il y avait eu des ivresses exaltées, des discussions exaltées, une jeunesse exaltée. Il y avait eu des soupers à n’en plus finir, des longueurs de piscine, les cheveux mouillés sur la rue Saint-Laurent, la connivence d’un Paris adoré. Il y avait eu ce surnom à l’ironie affectueuse, « Correspondance » accolé par le père, une place à la table familiale, faite par la mère. Il y avait eu tant de choses…

Une autre vérité.
Il y a eu l’obscurité et la transparence, après la faillite, la déconstruction ; un espace, créé et incréé. Il y a eu à regarder et à inventer, avec ce qui est absent, ce qui a été défait.
 *
De l’amour, c’est par là que tout commence. Celui par lequel nous apprenons à être et à devenir, celui de la joie et des heurts.
Un amour qui ouvre à la liberté, la responsabilité, la transmission. Dans cet amour, nous acquérons un esprit de solitude et une conscience de l’autre. Dans cet esprit et cette conscience, une distance, un espace vide prend place à l’intérieur duquel la re-création devient possible. Dans l’écart provoqué par la distance, une liberté s’instaure, et une re-connaissance de soi, de l’autre.
La liberté appelle l’audace, demande de se mettre à nu, non pour satisfaire quelque exhibitionnisme, intellectuel ou autre, mais pour aller dans le sens du vrai, pour puiser en soi la valeur et l’essence de ce qui nous apparaît important et que nous voulons transmettre.

L’amour va nécessairement dans le sens de l’autre. S’il a manqué, on cherchera alors à le ramener à soi, transformant le don non plus en acte de transmission, mais en l’expression de cette absence.

G.  L’exclusivité dans notre amitié a peut-être contribué à créer la faille. 
Dans celle-ci, nous allons.

mercredi 21 décembre 2011

« Il y a des anges dans les champs, dans tous les champs, et partout ailleurs, je présume. Ce que tout cela signifie sur la perception, le langage, les anges ou ma propre santé mentale, je n'en ai aucune idée. » Annie Dillard

Le jeune homme m'observait du coin de l'œil, je lisais son texte, autant dire que je tenais sa vie entre mes mains. C'est pourquoi je m'obligeais à être pleine d'égards : pas une virgule, pas un mot n'échapperait à mon attention. Il était question de son frère, d'un accident dramatique, d'une fin miraculeusement heureuse. C'était un moment de vie, une expression, un abandon ; c'était un devoir scolaire. Dans les productions écrites de la plupart des étudiants que je côtoie à l'éducation des adultes, il n'existe pas de recul entre ce qui est vécu et ce qui est exprimé. Les écrivains se défendent de cela : un texte littéraire doit passer par le prisme du détachement, d’un travail d’écriture. Cela est incontestable. Mais dans les textes de ces étudiants, cet espace n'existe pas, on y retrouve une sincérité brute. Les mots et les phrases possédant une valeur principalement cathartique.
Une autre fois, une jeune femme refusa catégoriquement de rédiger son travail parce qu'elle ne voulait pas dévoiler sa vie : « C'est pas de vos affaires, madame ! » 
Sa brutalité m'a ramenée à mon voyeurisme. Le même, dont je me délectais lorsque je m'attardais de longues secondes, le soir en marchant dans les rues, devant les fenêtres éclairées des salons, cuisines, chambres, sur les trottoirs longeant les maisons du Plateau Mont-Royal. J'adorais faire ça : voir un monsieur en pyjama manger des chips devant la télé étendu sur son lasy-boy, voir la madame flatter son chihuahua sur le couvre-pied en satinette, voir les enfants laper leur soupe sur la table recouverte d'une nappe cirée décorée de bateaux à voiles. On peut considérer cela comme du voyeurisme, mais c'était surtout pour moi des moments de lecture, des instants où j'oscillais entre le dedans de moi et le dedans de l'autre, comme lorsqu'on ouvre un roman. Et c'est ce que j'aime tant dans les textes de ces élèves : cette permission accordée,  un peu forcée sans doute, de pénétrer dans leur monde, de m'attarder, comme dans mes balades montréalaises, à la frontière de l'intime. 
Et de voir des anges.

mercredi 14 décembre 2011


« En effet, on pourrait passer toute une vie à s'excuser d'avoir trouvé tant de façons d'arriver à l'extase. », Susan Sontag

L’ami Luc est un Proulx. C'est dire qu'il vient de cette famille nombreuse dont la mère, décédée récemment à 98 ans, a accouché de 17 enfants. Presque un village en soi, et une vie — des vies — inlassablement racontée (et entendue) avec une verve poétique et drôle. Cet homme est une force de la nature. Deux fois à ma connaissance, et sans doute davantage, il a échappé à une mort certaine, se relevant avec à peine une égratignure d'accidents invraisemblables.
J'ai la chance de côtoyer un homme heureux. Un homme dont les qualités et les défauts servent à son bonheur. Les unes et les autres se plaçant sur le puzzle, au juste endroit où trouver la joie ; les unes et les autres s'imbriquant dans les formes d'une jouissance perpétuelle. Peut-on alors parler d'extase ? Peut-être, si celle-ci absorbe les peurs, regrets et autres noirceurs de l'âme, mais sans doute moins si l’on pense au sens latin du mot, où il est alors question d'être « hors de soi ». Car l'extase de cet ami se répand en une gaîté profondément humaine, je veux dire terrestre, je veux dire palpable. Il ne s'agit pas, il me semble, de béatitude ou d'ivresse, mais de quelque chose comme d'un grand appétit de tout : d'amour, de vin, de nature, d'art, de maintenants, de gens.
Trouve-t-on sensation plus paradoxalement coupable que le plaisir ? Et ne retire-t-on pas de cette satisfaction quelque effrontée liberté ?
Certainement ; et c'est en cela que le plaisir, la joie, l'extase sont des émotions subversives, parce qu'elles révèlent un devoir fondamental d'être heureux, inextricablement lié au fait, non moins fondamental, d'assumer ce bien-être en le déclarant et en le partageant.
Je ne suis pas une hédoniste, ce que je dis et pense n'est pas relié à une doctrine ou à une profession de foi, mais épouse bel et bien une courbe au-delà de laquelle se trouve le précipice de la mort.
Il n'est pas encore prêt (et moi non plus), me confiait-il en trinquant, à rater cette courbe et à plonger... là-bas. Il y avait une telle sincérité dans sa voix que je le crois à l'abri de la grande faucheuse pendant un bon bout de temps.

Cela évidemment m'amène à penser à la provocation de Péloquin  : « Vous êtes pas écœurés de mourir… »

Ce n'est pas si simple ?  Je n'ai pas dit ça.

mercredi 7 décembre 2011


« Une certaine brutalité dans l’image intellectuelle », Walter Benjamin

Nous soupons ; je verse le moulin-à-vent dans les verres. Elle m’explique l’importance du Je dans une relation. De parler au Je, sans projection. De parler avec son cœur, tient-elle à préciser.
Relation est en lui-même un mot qui en contient plusieurs, je pense à amour, amitié, travail, entre autres. Et ce mot, travail, en ouvre aussi à son tour bien d’autres.

Le travail représente un aller et retour entre soi et l’objet que nous accomplissons ;  une relation intellectuelle avant d’être communicatrice ou manuelle. Une relation liée à l’autre, parce qu’aucun geste, qu’il soit solitaire ou grégaire, physique ou cérébral, ne prend forme sans un lien ténu avec sa nécessité.  Pourquoi alors faut-il que des règlements absurdes, des habitudes vétustes, des abus de pouvoir, des surcharges, des injustices ou des intérêts vénaux viennent ternir des heures de labeur qui devraient, au contraire, ne refléter qu'une part noble de nos vies ? Car cet espace vital doit pouvoir contenir la place que nous accordons à l’autre. L’attention que nous lui offrons, la patience que nous avons à son égard, la compréhension et l’empathie que nous lui accordons. Nous regarder droit dans les yeux et nous témoigner solidarité, courage et même affection. Dans toute relation, doivent primer le respect et la probité. C’est par un tel lien que nous aimons notre travail, que nous le façonnons à notre image.
 
Les fins de semaine, les vacances, la retraite peuvent revêtir des allures d’un heureux temps de liberté, mais l’essence de cette liberté se trouve, bien avant et au-delà de ces temps, dans notre capacité d’agir et d’aimer. Notre capacité, comme elle le répétait en nous resservant, de dire Je avec son cœur, en toutes occasions.

Vivre demande du courage et de l’imagination. Parfois nous nous retrouvons sur des chemins de traverse, des chemins de précarité et d’incertitudes. À d’autres moments, le succès nous emporte sur son étoile filante. Mais dans tous les cas, il est affligeant de laisser une mesquine brutalité ordinaire envahir l’espace amour.



mercredi 30 novembre 2011


« On dit qu'en hébreu vivre et marcher sont un même verbe. », Bélinda Canone

Le ciel, rempli de rose, se déverse dans le petit lac derrière la maison.
Vivre à la campagne. Habiter en ville. Des lieux distincts dont la singularité se mesure dans le rapport que nous entretenons avec le dehors, le dedans, le travail, la solitude, les humains. Les mouvements et les idées circulent autrement certes — et tout aussi librement — dans l'esprit et le corps. Les deux espaces inspirent, les deux ouvrent l'appétit.

Une question de fluidité peut-être, dans l'étendue morcelée de la cité ou dans celle, ondulatoire, du village.
J'ai cru que l'un et l'autre ne pouvaient se vivre que séparément comme des entités inconciliables ; mais ils existent aussi en continuité. C'est sans doute évident, mais je l'ai seulement compris lorsque, comme une bête qui flaire une piste, j'ai suivi l'odeur, me repaissant de tout ce qui se trouvait là, dehors, dedans, dans le travail, la solitude, les amis.
Ensuite, je suis repartie refaire la même chose de l'autre côté du monde. La même chose. Autrement. J'ai compris alors que ces autrements s'accordent ; ils ne provoquent pas des éloignements, mais, pour paraphraser Gilles Deleuze, créent des rhizomes grâce auxquels les possibles se multiplient. Et c'est cette multiplication qui rend les choses intéressantes. Plus complexes... peut-être.

J'aime bien, par ailleurs, l'idée de fluidité parce qu'elle me fait penser à la danse, cet art où interviennent de manière signifiante autant le corps que l'esprit. Parce que la fluidité permet au corps et à l'esprit de se mouvoir dans l’espace, avec une force et un pouvoir d'attraction symbiotiques. Et c'est là où ça change tout. À partir du moment où les résistances et les peurs cèdent, où les durcissements s'effritent, le maintenant peut tenir ses promesses, car il n'a plus besoin de se projeter dans un ailleurs.

Portes et fenêtres ouvertes. Chats de ruelle. Frissons en sortant du cinéma. Rumeurs des boulevards.
Braises des soirs de pluie. Odeurs de grains et de crottin.  Chemins boueux. Noirceur opaque.
Les arbres, la lumière, les chemins, les visages changent de formes et de couleurs à chaque jour.
Tout cela est bon.

mercredi 23 novembre 2011


« — le mot est la petite portion visible de tout un univers caché. », Peter Brook

Dans la forêt au-dessus de chez nous, il y a un sentier que j'emprunte à chaque fois avec étonnement, bien que je le connaisse maintenant comme s'il était planté là depuis toujours. Je sais comment sont disposées les roches dans la montée, où se cachent les orties au milieu des hautes herbes, comment réagira le ruisseau par temps sec ou après de fortes pluies ; je reconnais l'empreinte de mes pas fossilisée dans la boue, la branche cassée, la couche des chevreuils sur le foin. Et pourtant ce sentier n'est jamais le même et je n'y fais, surtout, jamais le même voyage. C'est un lieu commun de dire que rien n'est immuable et que l'immobilité n'existe pas, a fortiori  dans la nature. Malgré les apparences.
Et c'est là où je veux en venir : aux apparences. Le sentier est un fil conducteur. Derrière, dessous, devant, autour s’agitent, se terrent, rampent des centaines et même des milliers d’êtres vivants. Le sentier abrite une ville que j’arpente en de longues et lentes foulées précautionneuses, le regard furetant entre les mailles des érables.  J’entends des bruissements, mais pas le souffle inquiet de la perdrix affolée qui s’envole à mon approche ; pas le froufrou du chevreuil qui s’enfuit la queue au vent en m’apercevant ; pas la laborieuse progression des fourmis sous la pierre. J’entends le tamia dans l’arbre siffler son indignation ; la corneille commérer avec ses voisines ; au loin, les chiens des voisins qui jappent, et jappent encore. J’entends la mouche lancinante qui tournoie entre mes oreilles ; le roulis du ruisseau ; le froissement de l’herbe sous mes pas. Mais je ne vois pas tout ce qui vit et palpite ; je ne vois pas tout ce qui bouge et respire ; je ne vois pas ce qui est là.
J’aperçois une lumière indicible se faufilant dans la dentelle entre les arbres. J’envie, oui j’envie, la mousse si bellement verte et soyeuse sur la roche — j’aimerais être aussi belle et douce. J’admire la patience que prennent les pins à pousser. Je guette l’ours que je ne rencontre jamais. Je salue la grenouille au moment où elle « flocque » dans la mare.
Tout cela ne sont, je le sais bien, que d’incomplètes traversées, de pesants survols, qui offrent néanmoins un espace de rêveries et dégagent un vide dans l’encombrement de l’esprit.
Pour rien. Pour la bonté. Pour plus encore. Pourpour ; comme la fanfare !

mercredi 16 novembre 2011


« Le commencement tarde toujours. », Philippe Lacoue-Labarthe

J’ai les yeux clos, quelque part entre la conscience et un espace onirique parallèle. Je ne cherche pas à savoir s’il y a un dehors ou un dedans. Il y a. Il n’y a pas.
Concentrée sur la route en voiture. Assise sur un banc public. Recueillie dans une salle de concert. En voyage. Dans le métro. Dans l’autobus, le train, l’avion. Des endroits où s’assoupir. Où s’abandonner. Des lieux où le privé et le public sont étroitement liés. Il m’est arrivé il y a plusieurs années, à Paris, de m’endormir sur l’épaule d’un inconnu dans le métro. En me réveillant, arrivée à destination, je l’ai regardé longuement sans qu’il bouge d’un iota. Il n’a pas cillé, n’a pas détourné la tête vers moi. Je me suis levée. Sans rien dire. Suis partie. Je ne l’ai jamais revu. Pourtant je pense à cet homme, que je ne saurais même pas décrire, comme à un frère. Comme à quelqu’un qui me voulait du bien. Qui me protégeait. Les humains sont de la race des méchants, indéniablement. C’est pourquoi la bonté ne peut être qualifiée de valeur humaine ; elle se faufile dans les interstices du vivant. La bonté fait de nous des rescapés. Elle ne rend l’homme ni meilleur ni pire, mais lui donne un visage — pas une humanité. Il n’est pas question de noblesse ou d’altruisme ; on perçoit une respiration, on remarque le cou imperceptiblement courbé d’une femme très lasse dans une file d'attente. L’esprit de la bonté n’a rien à voir avec la bienveillance ou le civisme ; au mieux évite-t-on parfois le conformisme. Sa voix réfléchit et chuchote par dessus celle du prêcheur dans le temple. La bonté ne complique pas la vie, mais ne la simplifie pas non plus : elle apprend peut-être à refuser la culpabilité. Ne s’encombre pas de scrupule, mais accepte les paradoxes. Nous sommes responsables en tant qu’êtres vivants des autres vivants et c’est en assumant scrupuleusement cette responsabilité que nous parvenons à être libres. L’homme dans le métro ne m’a pas sauvé la vie, il l’a fugitivement traversée en me priant secrètement de prendre soin de moi.
Ainsi, j’adore les halls de gare, parce que ce sont des lieux de multitude et de contradictions. Des gens vont et viennent, certains pressés, en retard, d’autres avec l’air plus ou moins perdu ; il y en a qui boivent un café observant ce paysage humain en mouvement, ou lisent distraitement un journal, ou simplement restent assis sur un banc dans une immobilité feinte. Ces gens ne se croiseront sans doute plus jamais ensuite ou peut-être que si, mais ça n’a pas d’importance car c’est l’instant qui compte : le pas suspendu d’un élan insensé vers l’autre.

mercredi 9 novembre 2011

« Le chant du coq, l'aube, les chiens qui aboient, la clarté qui se répand, l'homme qui se lève, la nature, le temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce. », Pascal Quignard

Même la joie. Elle disait ça, debout, en regardant par la fenêtre : « … une joie féroce ». Je ne voyais pas alors comment la férocité pouvait intervenir sur la joie.
J’ai compris que la joie est une faim, terrible et intense ; quand elle est au meilleur d'elle-même, quand tout goûte ; quand tout se déplace dans le mouvement ordonné du désordre, comme la mer.
Une joie féroce. Un appétit. De vivre. Être dans le maintenant de la joie. Férocement.

Le ciel noir est rempli de lumière. Au milieu du jour. Le premier jour. De chaque jour.
Je t'ai connu il y a longtemps dans les agitations et les tumultes. Je t'ai aimé. J'ai aimé ta constance et tes abysses. Le ciel déverse une fumée grise, évanescente.

La solitude des matins enténébrés. Des aubes endormies. Y être seule. Vide. Férocement bien.
Jouir aussi des soirs de silence quand on n'entend que le babil du feu dans le poêle, les ronflements rauques du vieux chat. Quand on n'entend que la noirceur épaisse d'un ciel piqué d'étoiles : ce poids léger qui nous boxe les tempes.
Entre les deux il y a le vivre : tout ce qu'il faut pour vivre. Les attentes. Le désir. L'argent — ou le manque d'argent plutôt. L'âme sœur, survivante enfin heureuse. L'amie qui invente des musiques au-delà du réel. Et toi, dont chaque particule d'âme me concerne, à qui je suis amarrée et qui me sauve d'une errance éternelle.
J'ai marché longtemps dans les bois et les forêts, dans les rues de Montréal, Paris, Oujda, Madras, Thetford Mines, Disraëli... Les rues des villes sont remplies d'humains, de chiens et de chats, qui vous passent entre les jambes, vous bousculent, jappent, demandent leur chemin, parlent au téléphone. Parfois un sourire. Quelquefois rien.
Dans la forêt, je prie pour voir apparaître un chevreuil, un renard, un rapace prenant son envol, même un ours — j'aurais peur,  pourquoi pas ? Dans les bois se faufilent des milliers d'insectes qui passent entre les mailles du jour et tournoient jusqu'à épuisement. Marcher dans la nature me procure les mêmes sensations qu'écouter les musiques de Jean Derome : mon esprit s'emballe, n'appartient plus à une temporalité, mais à une étrangeté, emporté dans une parade allégorique, fixé à l'œilleton d'un kaléidoscope dans lequel se mêlent des pensées vives, s'épurant petit à petit des scories de l'ordinaire.
J’y vois la mer, hume son odeur, entre dans sa turbulence, m'affale de tout mon long dans sa lumière horizontale.
Le fleuve…


mercredi 2 novembre 2011


 
« Pas de bruit dans mon cœur », Michel Clément

Sur la longue table en bois de la cuisine, il y avait la pile des journaux du samedi et un désordre « familial » : de la nourriture, un dictionnaire, une bouteille de vin vide, une écharpe, des factures, un tournevis…
Le désordre comme le bruit sont des éléments humains et comme tels à la fois porteurs de sens et de déplaisir. Toute forme de création demande des déplacements d’air, d’objets, de pensées et par conséquent entraîne des dérangements, des éparpillements et souvent même des incohérences. Car toute forme de création passe par de l’obscur, de l’incertain, de l’inconnu, bien sûr, avant de prendre quelle que forme que ce soit. Placer artistiquement des roches plates au bord du ruisseau pour en faire un espace de beauté ; peindre une aquarelle en mélangeant des formes et des couleurs ; tourner une pièce de bois pour fabriquer un poteau de galerie, écrire des notes de musique, des romans, des mots d’amour… La liste est longue pour chacun de ces gestes posés en direction de l’autre. Ces actes, nos actes, prennent un sens s’ils nous inscrivent dans le monde, nous placent au centre de celui-ci d’un point de vue inclusif et non narcissique. Pour le bruit, c’est plus délicat, mais ça revient presque au même : le bûcheron dans le bois avec sa scie mécanique,  le cultivateur sur son tracteur, le gars et sa « pépine », le musicien qui chantonne, le silence péremptoire de l’écrivain : nous avons besoin de ces bruits et par conséquent leur nécessité s’impose à nous comme une faim. Mais nous n’avons pas besoin des pots d’échappement pétaradant nuit et jour sous nos fenêtres, pas besoin de musac dans les files d’attente téléphonique, pas besoin des voisins inadaptés.
De même, lorsque le désordre devient fouillis, il n’encombre pas seulement l’espace qu’il occupe, mais notre propre esprit et celui d’autrui. Je ne cherche pas à faire l’éloge d’un rangement maniaque ou d’une intolérance sonore exagérée, mais il m’importe, et je le défendrai, que le respect et l’élégance prédominent sur l’arrogance, la bêtise et autres gâchis que les humains savent si bien engendrer. Il m’importe, et je le défendrai, qu’il n’y ait pas de bruit dans mon cœur, mais un chant. Juste un chant. 

p.-s. Grand merci à France-Anne Blanchet pour son aide généreuse à l'élaboration de ce projet.