UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONTÉ

Chroniques de libres pensées créées à partir d'une citation d'auteur
par Dyane Raymond

mardi 27 mars 2012


« Les nuages s’étaient dissipés lorsque, après dîner, je fis un premier tour dans les rues et les ruelles de la ville. » W.G. Sebald

Je suis une fille de la ville. Une fille qui est née dans le haut de la côte entre les rues Sherbrooke et Hochelaga. Il va sans dire qu’à Montréal, tous mes repères sont tracés. À Paris, aussi.
New-York me manque, je n’y suis allée qu’une fois seulement, il y a si longtemps de cela.
Quant à Chennai ou Bangkok, je m’y perdais évidemment et m’y perdrai toujours ; comment faire autrement dans un tel dédale humain ?



À chaque fois que je débarque à Paris, j’ai le sentiment d’arriver chez moi, tout en découvrant inlassablement chaque espace.  Les quartiers, les rues, les cafés familiers ne le sont jamais tout à fait.
Manoel de Oliveira, un cinéaste portugais, a réalisé à plus de 90 ans, Je rentre à la maisonun film qui raconte l’histoire d’un acteur vieillissant (Michel Piccoli) à qui l’on apprend un soir, alors qu’il sortait de scène, que viennent de mourir son gendre, sa fille et sa femme dans un accident d’auto. 
Les représentations de la pièce se terminent, il flâne dans Paris, rencontre son agent qui lui propose de petits engagements qu’il refuse, organise sa « nouvelle » vie avec son petit-fils. Un soir, il est agressé en rentrant chez lui, un voyou lui vole sa veste et ses chaussures neuves.  Et puis, pendant le tournage d’un film où il avait finalement accepté un rôle dans une adaptation, en anglais, d’Ulysse de James Joyce, le fil se casse…

Se perdre et se retrouver dans le vide, ni actif ni immobile. Vide.  Dans un temps sans empirisme ou raison ; étrangement là. Une rugosité. Comment le dire autrement ?  Une sensation à partir de laquelle s’impose un mouvement, un état, provoqué par le désir de comprendre, l’effort de connaître, l’aveuglement de croire, dans le processus de la vie, dans la démarche de création.
 
Paris est une ville remplie à ras bord.  De vides, de fragilités, de solitudes. Une ville que j’adore.
Une montagne à gravir. 
Du frêle.  De la musique.

Lorsque je vivais à Paris, je n’aimais pas marcher au bord de la Seine.  Ce n’était pas l’eau, pas la profondeur.  Mais ce vide justement.  L’espace qui sépare les deux rives, les coupe l’une de l’autre en une véritable déchirure.
J’aimais la place de la République, large d’horizon, tournoyante ; la traverser, m’enfiler dans la ruelle du Faubourg du temple qui, en montant devenait la rue de Belleville, plus exiguë encore, où se côtoyaient, dans une promiscuité urbaine, une faune bigarrée autour des étals de viandes, de légumes, de vêtements, de chaussures, d’objets hétéroclites.
Sur la face latérale d’un immeuble, une murale en trompe-l’œil, représentant un ouvrier en train d’installer un tableau noir sur lequel était inscrit : il faut se méfier des mots.

Sur la rue Oberkampf, il tombait une pluie fine, drue et froide. Le temps n’avait plus besoin de la mémoire, ma main posée sur celle-ci sentait bien la marque rugueuse de la fêlure ; il n’y avait pas plusieurs temps, plusieurs espaces : j’étais entière.

Dans les rues de Montréal, Paris, Casablanca, San Francisco ou Thetford Mines je suis sans protection. Je ne peux qu’avancer ; immobile, le froid me pénètre, la chaleur m’écrase, le paysage se fige.
La rue plus qu’un dehors, est un dedans.  Un espace, telle une scène de théâtre, ceint et ouvert en même temps, où œuvre du réel ; sa force et sa beauté.
Le plein apparent de la ville ne comble, heureusement,  pas le vide.
La rue est une île déserte déguisée en multitude.