UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONTÉ

Chroniques de libres pensées créées à partir d'une citation d'auteur
par Dyane Raymond

mercredi 26 décembre 2012


« vivre n’est pas triste, vivre est tragique. Vivre n’est ni une obligation ; ni une corvée ; vivre n’est pas un devoir, vivre est un don, une grâce. » Danielle Sallenave

Serait-ce dire : franchir des obstacles en évitant de rencontrer sans cesse Sisyphe et son éternel rocher ? Chasser les intrus, le dérisoire, être dans le dérivé de la vie, l’imaginer ? Ce qui m’intéresse dans les rapports humains, c’est l’intimité des chants à deux ou trois voix plutôt que la chorale. Et dans ce rapport d’intimité que je privilégie, il y a une intention marquée d’éviter les petites vulgarités ordinaires, enlaidissantes ; des débordements qu’aucune ivresse, aucune exaltation ne justifient.

Par le corps passent les vœux, la prière de l’écriture. Mouvement, effacement, douleurs, imperfections. Le corps écrit et le corps parle. Laisse des marques. Dans le vivant.
Ensuite vient la parole, qui est entendue, donnée, qui s’exprime en silence. De toute façon, ce n’est pas si important d’être compris. À certaines étapes de la vie, oui, sans doute. Autrement, c’est pas si grave. Ce qui compte c’est la perméabilité, la réceptivité aux idées, à l’altérité.

Réunir des fragments sans chercher forcément à atteindre une vision d’ensemble. Et à l’intérieur de ces bribes d’existence, trouver la matière de l’écriture, son signifiant. Les objets, les incidents, les caractères, tels qu’ils apparaissent dans les faits, éclairés, coordonnés, incarnés par leur signification.
Photo : Sophie Martin, une œuvre de Lukas Sementery
Écrire est un point de départ. Un travail noble, rigoureux, vrai où s’expriment des valeurs, le pouvoir sacré de l’amour et de la vie. Écrire est le début d’un advenir, un enseignement perpétuel. 

mercredi 19 décembre 2012

« [...] certainement passionnée, mais [...] envahie surtout  [d']une forme d'ardeur de vivre qui est difficile à exprimer ; de toute façon quand on est très passionnée, on ne trouve jamais de passion à sa mesure. » Anne Hébert







Écrire est un recueillement audacieux.
C'est par la lecture que j'ai commencé à connaître et aimer le métier d'écrivain. À travers leur passion, s'est dévoilée la mienne. L'écrivain est engagé de manière à part dans l'existence. Il est le seul responsable. L'écrit exerce sur moi un grand pouvoir. L'écriture me réconcilie, parfois, avec le réel. Quand elle exprime la transmission et la traduction d’un univers singulier et universel. Écrire est assourdissant. Comme d'autres, j’ai besoin de silence et de solitude quand j’écris. Ce n’est pas tellement le ton ou le mot juste qui importe vraiment, mais le mot « transmissible ».

L’art, le texte, va bien au-delà des apparences. Il va là où on n’irait jamais autrement dans la vie. Quand j’avais vingt ans, la passion, la folie, je galvaudais ces mots ; je m’en servais comme d’une fleur au bout de mon fusil, sans réaliser à quelle arme j’avais affaire, sans réaliser dans quelle douleur il fallait sombrer pour vivre comme ça, dans la passion. Je ne suis pas de celles qui montent aux barricades ; je suis celle que ça transperce, celle que ça atteint de plein fouet, celle qui peine à comprendre la nature humaine, celle qui ne sera jamais tout à fait copie conforme et qui ne pourra jamais naviguer sur un long fleuve tranquille. Ne pas se laisser ronger par l’impuissance ramène à notre responsabilité, assumée dans le geste le plus banal du quotidien. En écrivant je fais des choix, je pose des limites, j’exprime une subjectivité, je circonscris ma liberté tout en tentant d’en élargir les périmètres.
Avec tous les accrocs et les méandres auxquels je me suis heurtée et mesurée, ma langue s’est formée, ma voix s’est modulée, mon corps s’est arrondi. Ma parole est singulière, dans le sens particulier du féminin. J’entends par là, qu’au-delà des différences, il y a l’exigence du partage. Pour que nous soyons ensemble.

mercredi 12 décembre 2012


«La littérature n’est pas qu’une simple tromperie, elle est le dangereux pouvoir d’aller vers ce qui est, par l’infinie multiplicité de l’imaginaire. » Maurice Blanchot
















Le travail entrepris au détour d’une idée, d’un surgissement, d’une personne, planté dans un décor plus vrai que nature, ne finit pas avec l’accomplissement de l’ouvrage. Il commence, au contraire, dans le retour à la réalité. Il s’agglutine à une réalité comme un insecte et installe déjà la suite.
Je ne crois pas qu’il y ait d’espace faux dans l’écriture, mais des lieux inconnus dans lesquels forcément on ne peut installer que des vérités aléatoires. C’est bien d’un tâtonnement qu’il s’agit, un fol espoir, une errance.
Écrire est une façon de traverser la vie, d’accomplir sa mort. Le temps n’offre aucune réparation, il creuserait encore davantage le gouffre de l’absence et de l’impuissance. Le temps ne répare pas l’injustice, il est impitoyable. L’écriture me permet de briser des liens avec le passé et l’avenir ; elle permet un dépassement, une altérité. Voilà comment je reste en vie. Je ne suis pas une écrivaine. Mais j’écris. Je traduis un chant. Fais rejaillir une voix première. C’est peut-être la seule façon que je possède de me réconcilier avec mon corps de mortelle. Dans cette solitude fondamentale, j’installe le vivant du texte. Mon écriture n’est que partielle, en ce sens qu’elle ne livre pas tout, qu’elle manque de mots, qu’elle achoppe parfois devant l’exigence de la forme. On ne peut, bien sûr, se mettre tout entier dans un texte. L’incomplétude fait partie de l’écrit et je n’ai d’autre choix que l’imperfection.
J’aime les phrases, j’aime les mots. J’aime manger et boire du bon vin. Penser, écrire, manger, c’est éprouver encore davantage.  Mais cela ne se fait pas sans risque. On ne peut jamais appréhender entièrement ce qui nous guette dans le détour. Incessamment surgissent des affects qui mettent ma vulnérabilité à l’épreuve. Là se situe peut-être une partie de la vérité, dans cet espace apeuré. Sur les rebords de soi, dans le rêve, les cauchemars, les insomnies. La voix du texte n’est pas un flux ininterrompu de phrases, mais un filet ténu menaçant de le faire basculer dans l’égarement à chaque hésitation, au moindre doute.
J’écris, je vis, dans un état d’urgence qui ne se traduit pas en nervosité, fébrilité ou angoisse, mais en secondes : secondes corporelles et intellectuelles, secondes amoureuses, créatrices, épicuriennes.  Le temps n’est qu’un métronome. L’urgence, quant à elle, agit comme principe organisateur d’une philosophie de création (Claire Lejeune).


mercredi 5 décembre 2012


« On ne peut à la fois savoir et être fort. Moi, je choisis la faiblesse, la déréliction du regard et des paroles, le doux ensevelissement, l’anéantissement fécond. Je cours le risque d’être contradictoire, et de n’avoir aucun exemple à offrir. Mais je sens que c’est là que ça vit intensément, que ça grouille, que ça dilate. J’ai peur. » J.M.G. Le Clézio

Quel est le geste, l’élan, la nécessité de l’écriture ? C’est boire, manger, dormir, aimer. Mais savoir manier une scie ronde ou conduire une voiture n’est-il pas plus utile ?

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été dans l’écriture. D’abord par la lecture. Avant d’y accéder cependant, j’ai zigzagué, bifurqué, bohémié. Dans les territoires inexplorés de l’écriture se confondent vérités et mensonges, éclaircies et mystères. Le texte, dans le processus de création, est aussi soumis aux contingences de survie. Souvent ces deux bêtes bizarres se combattent, se déchirent parfois, se réconcilient rarement. Je suis la matière première de mon écriture. L’art de l’écriture ce n’est pas la parole, ce n’est pas le langage, ce n’est ni l’évocation ni la sensation ; c’est le devenir soi. Une infiltration, un déploiement. Je suis un être de doutes, d’erreurs, de contradictions et c’est avec ces certitudes (n’ayons pas peur des paradoxes) que j’écris.
Le regard que l’on porte sur soi et sur les autres va chercher une densité, une altérité, une démesure qui prennent forme et sens dans l’écriture et créent une réalité travestie, transcendée qui rebondit dans le réel.
Les choses et les êtres possèdent leur intelligence propre et c’est elle que je veux capter en écrivant. Je pars d’eux qui sont en moi. Je n’invente rien. L’important : être arrimée à un travail, malgré l’infini des profondeurs.
Je vis, j’écris pour accomplir ma mort.

mercredi 28 novembre 2012


«L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. » Marguerite Duras


 Écrire, tous les jours, entre la souffrance et la puissance de la vie. Un professeur m’a déjà reproché mon lyrisme dans l’écrit. Il est vrai que j’aime bien les longues phrases proustiennes aux tournures parfois alambiquées, à la ponctuation foisonnante, j’aime m’étendre, ajuster mon souffle aux mouvements. J’aime les adjectifs qui se succèdent, les répétitions, les métaphores. J’aime que ce soit chaud, doux, sablonneux, brûlant, sans fin. J’aime les rainures dans le corps du texte.


Avant le moment où le texte disparait dans sa finitude, il y a tout le travail de réécriture, de lectures, de ratures. Le texte alors incomplet, inachevé, imparfait appartient encore au travail, au mot à mot. Le texte se cherche une plénitude, un devenir, dans le risque de l’erreur, le frémissement de la voix, les tremblements, les regards égarés. Je ne possède que cela, une voix, au milieu des chants, inquiète de sa quête, concentrée, obstinée.
Dans l’œuvre accomplie, il y a néanmoins une infinitude, un état de perpétuité, la joie difficile de l’acte créateur, l’éternel recommencement. Un inaccompli qui fait signe, interpelle, qui contient les petites et les grandes œuvres. Écrire est avant tout un agissement. Une maîtrise d’outils, de la langue, de la confiance. Écrire n’est pas un acte déterminé ou volontaire, mais plutôt un abandon, une générosité, une application à refuser la banalité et la vulgarité. Un acte de foi. Une auberge espagnole.

L’artiste est un être à part. Il a une responsabilité. De vérité, de vision, de révolutionnaire. L’écrivain révèle une réalité parallèle, des espaces inédits, se tenant à l’écart des clichés ; il se méfie. Il agit dans un aveuglement, avec des habiletés et des intentions. Mais l’écrit reste quelque chose de mystérieux.  Un dépassement de la technique vers quelque chose de plus complexe. Une œuvre de destruction perpétuelle de ce qui l’a précédé.

mercredi 21 novembre 2012


« La nature du matériel n’a aucune importance, la seule grande affaire c’est ce qu’il produit. Le matériel c’est du marc de café, des boules de cristal, des entrailles d’animaux, des vols d’oiseaux. On peut prendre des pots, des rois, des épluchures. Soi. Des mots. Un jour l’un un jour l’autre. » Christiane Rochefort


Ainsi tout est bon au départ. Le temps reconnu coupable s’enfuit dans une autre dimension. L’écriture s’amorce dans l’errance, les allers et retours, les détours, les hasards, les tentatives d’évasion qui achoppent, les grains de sable qui s’amassent un à un. La spatio-temporalité se mue en activité ludique, et dans cette joie, la liberté inestimable de l’action inutile. Le train se met en marche vers une destination inconnue, ignorée, imprévisible.
Le rassemblement du mot à mot, du matériau et de la densité formelle du récit devient alors ouvrage de patience et de persévérance.
J’écris dans l’espacement, le souffle court. J’essaie de toujours me reconnaître, de démêler le vrai du faux, le vulgaire du noble. Il faudra faire confiance à l’instinct. Laisser pénétrer dans le texte des intrus sans être assurée de leur probité. Prendre ce risque-là. Être entraînée sur de fausses pistes et se réveiller complètement amochée sur le bord d’une route qui ne mène nulle part. Ramper dans la broussaille parasitaire et envahissante. Retourner au langage et mettre ensemble des mots simples. Le rouge de la fardoche imprimé néanmoins dans le texte pour toujours, comme une blessure peut-être, ou un creuset.


Avant d’atteindre quelque grâce, on entendra le hurlement du silence. On apprendra à créer une écoute. Ça signifie seulement que, parfois, quelque chose arrive. Au moment de l’écriture, ce n’est plus la pensée qui intervient, mais le geste, l’acte. Les mots se mettent en place, et il arrive, oui, qu’on soit étonnée.

mercredi 14 novembre 2012


« Oh ! Les milliers de choses qui nous sont nécessaires pour écrire ne fût-ce qu’une seule phrase ! » Virginia Woolf


Au commencement, il n’y a rien. Et il y a tout. Le néant et la vie s'amalgament en une masse indistincte comme noyau de l’écriture.  Le sang, l’oxygène, la matière façonnent le devenir de l’écriture. On veut aller au-delà des vulgarités quotidiennes, des peurs imprécatoires, des contingences plébéiennes, tout en sachant très bien que c’est avec ce sang noir, cette suie, autant qu’avec l’instinct, l’intégrité, le courage qu'un texte se construit.

L’écriture est le surgissement du vivant dans l’instant du texte. Le moment d’une vérité qu’on ne peut plus dissimuler. Une vérité travestie toutefois par et dans le langage qui dévoilera le propos, l’histoire, la forme et le fond de l’écrit. Il n’existe plus qu’une réalité, qui est celle soutenue par le texte dans un mouvement irrationnel à plusieurs dimensions ne se laissant entraver ni par les paradoxes ni par les contradictions, dans les tremblements d’une durée fugitive.
De l'idée de surgissement, je retiens les sens de son origine latine : mettre debout, se lever, ressusciter ou s’insurger. Car selon moi, dans l’écriture, il s’agit aussi de cela, élever les mots jusqu’au langage, leur donner une autre vie ou subir leur rébellion pour les mener vers des vérités indicibles que l’on porte en soi.

Quand j’écris j’entre dans une méditation, dans l’étirement d’un souffle incantatoire, dans quelque ivresse périlleuse, quelque hébétude, où rien ne m’est plus familier. Un temps qui soudain perd toute spatialité. Un temps où le langage devient une alchimie, et dans lequel j’ai pénétré sans le savoir et en toute conscience. C’est une dimension univoque. Ici, je suis à la fois nombreuse et entièrement seule. Solitude et errance poursuivies avec insistance, pour trouver un chemin. Je peux me laisser distraire par l’immobile, mais je ne peux me soustraire à moi-même et au texte.
Les yeux braqués dans le regard de l’autre, écrire met des mots sur le dévoilement, sur un visage, sur des non-dits...


mercredi 7 novembre 2012


« Je me suis dit : <je vais aller voir. Je vais aller voir ce que j’ignore. Mes lèvres vont trembler. Je vais souffrir. Pourquoi pas ?> » Pascal Quignard


Bonitas verborum : la bonté du verbe dans laquelle l’être inscrit sa valeur se déploie, s’ouvre. Le don accordé engendre la réciprocité entre le Je et l’autre, entre l’écrit et le lu.
La bonté qui m’intéresse traverse l’être jusqu’à l’âme, elle permet l'ouverture et comprend les incohérences et ses conséquences. Je ne m’attarde pas tant à la bonté intérieure de l’homme qu’à l’horizon de sa rédemption. La bonté, à l’inverse du mensonge, est exempte de défiguration, même si la vérité qu’elle révèle est souvent insaisissable. Elle serait plutôt une transfiguration, une lente et difficile conversion d’une pensée dans le mot à mot de l’écrit. Cette bonté ne se présente pas comme une éthique de la vertu où sa valeur sémantique supposerait un jugement par rapport à une norme sociale et individuelle dans lequel l’artiste justifie ou condamne.
Pour ma part, il m’importe d’être exacte, en fuyant l’immédiate apparence, la spéculation, les prétextes, et en tentant d’offrir à l’écrit une dimension primitive d’ouverture. L’écriture, bien au-delà de l’affairement, s’expose, et s’oppose aux certitudes. La force du texte se mesure constamment à elle-même, n’avance pas dans un sens unique. Je ne peux décrire une pensée ou une posture d’écriture que partiellement, par strates.  La bonté échappe à son rôle de vertu quand survient le point du rupture, le moment de la dérive, quand l’écrit, fragile, se tourne vers l’autre, risquant de nous échapper et ne nous apportant d’autre assurance que celle d’une relativité pénétrante. Il arrive toujours que l’autre que je cherche à atteindre ne soit pas touché, qu’il n’arrive rien, rien d’autre que des mots à l’étalage. N’oublions pas tout de même que ce qui est donné ou reçu n’intervient pas toujours immédiatement, et doit d’abord rencontrer un regard, une pensée, revenir à sa source, effectuer des allers et retours. 
Écrire n’est pas un don, une qualité naturelle, cela force chacun de mes membres, renvoie mon Moi, à ses peurs et à sa pauvreté.
La pensée, elle, s’inspire de la Nature, en provient et ne procède pas de façon arbitraire ; c’est une expérience spirituelle empreinte de contradictions et de conscience divisée.


Ce que tu ressens alors n’est pas une joie ivre, mais un jaillissement presque brûlant, une réception saisissante d’un lieu vivant en toi, construit, engendré par le dynamisme de la bonté du texte. Ainsi ta vision du monde devient un dépassement et tes sens ne reproduisent plus ce qu’ils connaissent, mais transcendent la matière en quelque chose qui m’atteint, me revient. Un arc-en-ciel peut-être. Ou une montagne. Tu es un ange. Un enfant. L’âme du monde.

mercredi 31 octobre 2012


« L’amour affronte la Mort, lui seul, non pas la vertu, est plus fort qu’elle. […] La forme, elle aussi, n’est faite que d’amour et de bonté. » Thomas Mann

Nulle part, et puis là parmi les hommes, parmi les femmes. Seule. Vide infiniment.  Dans un lieu ouvert, intact. L’espace circulaire de l’atelier. Tout donner. Les immontrables pleurs. Des larmes cendrées qui s’échappent, sans heurt, tracent des sillons, une voie d’où irradie une lumière. Un état consolateur des béotismes du quotidien. Un état de prière traversé par un passé imprévisible et un présent agité, traversé par la faim.

Une parole libre et sauvage ne se laisse pas toujours approcher facilement.  Une parole qui rapproche de la bonté, de la nature, de la force des choses. N’est-ce pas de cela dont il est question ; allers et retours entre la disparition et le possible, entre l’éblouissement et l’humilité, entre la défaite et le recueillement ? De part en part, entre soi et l’autre se faufile un sens, celui-là même créé par la faille qui existe, pour un temps, au-delà de la peur. Sans l’autre, je n’aurais peut-être pas peur, et je n’écrirais pas.

La pensée, la connaissance, l’art sont dans la nature, dans le mouvement, le vivant. Quand j’écris, je veux entendre le bruissement de l’eau, pister l’animal, caresser la mousse sur l’écorce ; j’extirpe de la terre les pierres et les mauvaises herbes qui entravent le lent travail de germination. À genoux, les mains plantées dans la matière, je ne crains pas de me salir.
Ma peur ne m’apprend rien, elle me rend plus attentive, plus humble, pas calme, mais consentante. Écrire est un vent de tempête. J’avance difficilement, franchis quelques obstacles. J’insiste. Ne lâche pas prise facilement.

Un souvenir d'enfance : Nagasaki, une bombe a éclaté ce jour-là dans un roman que je lisais, provoquant une béance, une ouverture au monde insoupçonnée et insoupçonnable. À partir de ce jour, j’ai voulu voir Nagasaki, le monde, sa douleur. En percevant ce cri du monde, j’ai été envahie par un sentiment précis, extrême, innommable à l’époque. Et que j’appelle aujourd’hui bonté : une présence tatouée au centre de la blessure.

Pour Renelle et Patricia : lac Aylmer, 26 octobre 2012

Quand on pense à la bonté, on se heurte à l’ambiguïté d’un sens moral. La vie n’est pas douce, loin s’en faut ; violente et déconcertante le plus souvent. Alors ma voix ne peut pas être autosuffisante, mon regard satisfait.

L’amour surpasse la mort et syncrétise la forme en une combinaison, une fusion d’éléments fragmentaires, précaires et inachevés, essentiels dans le travail d’atelier. Le disloqué, le perdu témoignent de la transmutation de la mort en amour.
Le texte obéit à la nécessité, à la souffrance qui pèse sur lui et qui, dans l’effort, se rebelle contre le désespoir et la déréliction.  On entend une musique, la présence se rapproche, rend caduque la peur et possible, par conséquent, le langage. Sa manifestation. Excès, censure, violence versus perceptibilité, délestage, chant. 

mercredi 24 octobre 2012


« […] (tant que nous vivons orphelins mais créateurs, créateurs, mais abandonnés…). » Julia Kristeva

Longtemps, l'écriture ne m'a intéressée que sous une forme romanesque, une linéarité construite avec force, comme un mur. Et c’est lorsqu’il m’a fallu abattre ce mur, me pencher pour en recueillir les débris, les miettes, que j’ai senti que s’effectuait pour moi un travail d’écriture formel dans lequel les éclats, les brisures forment un enchevêtrement, un désordre, une cohérence. Une bonté violente et forte où il y a de la place pour du moi et de l’autre : une transmutation de moi vers l’autre.

Les mots ne sont pas des signes muets, ils parlent de dépossession et de la perte qu’ils supportent. Un tableau, un texte, une musique ne peuvent atteindre que s’ils sont exacts. Dans ce lent et très long processus de dépossession de soi, pour forger une pensée critique et intime, la structure du texte devient sa posture et son engagement, l’atelier réel de l’écrivain.

Je plante mes mains dans la terre. Elle s’incruste sous mes ongles, assèche mes mains, macule ma robe. Ce que je sème est minuscule et malgré l’effort, je ne suis jamais assurée qu’il y aura une éclosion. Ça signifie que j’œuvre dans le doute, loin de toute exubérance.
Je tiens parole, mais je ne fais pas de promesse. La réalité dans laquelle j’écris est fragile, cherche à tout moment à se dérober. Les mots des autres constituent le moteur de mon agir créateur qui commence dans le silence, la lenteur, l’ombre. Mon écriture est imparfaite, mouvante ; elle me ressemble.

Je résiste rarement aux tentations, et les risques que j’accepte de courir ne m’empêchent ni d’avoir peur ni d’avancer.  Je ne connais pas de certitude. Même quand j’ai l’air de.

Je termine un texte pour le destiner à l’autre, mais ne le finis pas, il restera imparfait, dû. Je ramasse tout ce que je trouve,  des trésors dans les ruelles, des mots sur des bouches que je ne goûterai jamais.
La pureté de mes intentions n’est pas limpide. Je ne sais qu’être fidèle et sincère. Lorsque j’écris un monstre grogne, l’angoisse de devoir me mesurer à lui me fait sortir de l’épure, je ne respecte plus ni plan ni règle. J’abandonne la bataille, je perds la guerre. Mon corps flotte dans l’apesanteur de la mort : objet, matière, désir entravent son passage. La lenteur circule en moi et me garde en éveil. Je n’ai que cette lumière pour me guider, une lueur sur la ligne des pages écrites. Le temps happé n’a plus de fin et l’espace à voir est celui de la musique quand je la traverse enfin. Je ne m’enfuis pas, je fais face à mon ignorance. Les ratures et les effacements sont une part importante du texte inachevé, ils le divisent et l’unifient.
Je m’exalte. Je m’endors.



mercredi 17 octobre 2012


« Venez m’aimer.
   Venez.
   Viens dans ce papier blanc.
   Avec moi. » Marguerite Duras

Elle part. Recommencer le voyage. Encore et encore. Tendre la main pour recevoir l’eau de pluie. Faire l’amour dans l’ombre de la ville.
Elle sème des cailloux. Nage longtemps. Roule en voiture jusqu’à la mer. Elle n'a pas eu d’enfant.
Elle marche. Seule.
Ramuz a écrit : Il n’y a que deux choses qui intéressent : l’amour et la mort.

*
Elle a six ans. C’est un jour d’été radieux.
Le dimanche, le père déplie le toit de sa décapotable et emmène la famille manger chez Saint-Hubert barbecue.
26 décembre 1971. Avec son amie Lucie, elle va au cinéma voir le dernier film de Claude Jutras, Mon oncle Antoine, au théâtre Saint-Denis.

*

Elle sirote un thé à la menthe dans un café d’Oujda en regardant les Jeux olympiques de Montréal à la télévision.
*

C’est le printemps, à quatre pattes dans une pièce climatisée sans fenêtre, elle classe de la paperasse dans des chemises numérotées.

Un jour, sur un sentier des Alpes françaises, elle a croisé une fourmilière géante de presque un mètre de haut : fascination et danger.

Elle pense à une sœur qu'elle a peu connue. La vive intelligence de son sourire d'enfant sur la photo. Le mensonge, devenu le moteur de sa vie. L'entrave que la mère lui avait léguée en héritage.  L'absence d'un amour vrai. Un gâchis.

*

Il est 5 h 13 du matin. Comme un départ en voyage. À chaque fois, même si le billet est dans le sac, le passeport en règle, les devises achetées, la valise presque bouclée, elle a peur. 
Tout à coup ce tremblement intérieur, juste avant.
Le vide bée devant elle.
Elle est dans l’inconnu. Quelques heures avant le départ.

Lorsqu’elle mourra, elle sera délivrée de la vie ; même si elle ne cherche pas à hâter cette délivrance. Elle sera violente comme tout arrachement.
Au début de l’été, et elle sera triste. Elle n’entendra plus la musique.


mercredi 10 octobre 2012


« Une ivresse s’empare de celui qui a marché longtemps sans but dans les rues. À chaque pas, la marche acquiert une force nouvelle ; les magasins, les bistrots, les femmes qui sourient ne cessent de perdre de leurs attraits et le prochain coin de rue, une masse lointaine de feuillage, un nom de rue exercent une attraction toujours plus irrésistible. Puis la faim se fait sentir. Le promeneur ne veut rien savoir des centaines d’endroits qui lui permettrait de l’assouvir. Comme un animal ascétique il rôde dans des quartiers inconnus jusqu’à ce qu’il s’effondre, totalement épuisé, dans la chambre qui l’accueille, étrangère et froide. » Walter Benjamin

À la fin des années 1980, je vivais à Paris, je n’avais pas trente ans. Je n’aimais pas aller au bord de la Seine. Ce n’était pas l’eau, pas la profondeur. Mais le vide. L’espace qui sépare les deux rives, les coupe l’une de l’autre en une véritable déchirure. J’aimais la place de la République, large d’horizon, tournoyante, bigarrée ; la traverser, m’enfiler dans la petite rue du Faubourg du temple qui, en montant, deviendra la rue de Belleville, plus exiguë encore, où je me mêlais à l’essaim familier des habitants du quartier autour des étals de viandes, légumes, vêtements, chaussures, objets hétéroclites. Les odeurs. Les couleurs. La promiscuité.

J’y suis retournée il y a quelques années. 
En quittant la rue des Pyrénées pour descendre la rue de Belleville, je remarquai, sur la face latérale d’un immeuble, une murale en trompe-l’œil qui n’était pas là auparavant sur laquelle un ouvrier installait un tableau noir où était inscrit : il faut se méfier des mots.  Je me suis souvenue que mon ami Paul m'avait déjà envoyé une photo représentant cette image et je pensai aussi à Walter Benjamin et à son livre splendide des passages parisiens. 
Sur la rue Oberkampf, tombait une pluie fine, drue et froide. Le temps n’avait plus besoin de la mémoire, ma main sur elle sentait bien la marque rugueuse de la fêlure, il n’y avait plus deux temps et deux espaces, j’étais entière.

Dans les rues étroites, sur les places et sur les boulevards parisiens, je suis et resterai toujours sans protection. Je ne peux qu’avancer : immobile, le froid me pénètre, la chaleur m’écrase, le paysage se fige. Je remarque à peine l’architecture des immeubles, les visages ; je suis attentive aux pavés au milieu de la rue où je préfère marcher plutôt que sur le trottoir si peu large que deux personnes ne peuvent s’y croiser ou avancer ensemble. La rue plus qu’un dehors, est un dedans. Un espace, telle une scène de théâtre, ceint et ouvert à la fois où il n’y a que du réel ; sa force et sa beauté.


Là comme ailleurs, mon attention se porte sur le Rien. Cela participe d’un égarement fondamental, d’une part de soi abandonnée à la dérive, au cri, ou à la parole parfois quand elle est intime et silencieuse.
À Paris, chaque fois que j’y retourne, je cherche à retrouver l’immobile, l’île déserte des premières fois que je voyais comme un abri, une solitude habitée.  Mais tout mouvement possède une force d’attraction plus grande encore, qui mène vers ailleurs, dehors, même à l’intérieur de soi. Le plein ne comble pas le vide. 
Rien possède-t-il des limites ?

mercredi 3 octobre 2012


« C’est seulement lorsque nous nous sommes rendu compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre. » Thomas Bernhard



Où va la vie quand elle sombre ?
Se pencher pour ramasser des miettes ; c’est aussi ça l’écriture, un espace vide à travers lequel du temps passe.
Une fois rendu au sommet de la montagne, on voit un grand brouillard. Parfois un filet de lumière. Du frêle. De la musique.
Écrire crée un passage qu’aucune douleur ne peut refermer. À chaque fois, on parie sur l’impossible et du possible se produit.
Parfois l’impression que le réel s’enfuit, qu’il nous abandonne à notre passivité, à notre mémoire creuse qui n’apporte rien de nouveau, nous renvoie à notre pauvreté.
Sans autorité et sans jugement, nous ne sommes que les témoins, les superstes des Latins. Il manque néanmoins quelque chose. L’atteinte. La nudité.
Il reste encore la bonté. Une disponibilité. Un recevoir.
La lumière tiède du réconfort.
L’inquiétude est parfois envahissante. Une intranquilité paradoxale qui force à abandonner, à lâcher prise pour ne pas sombrer dans la peur, dans le non-amour. À garder encore vivante à l’esprit l’idée de la bonté, ce cri qui enfle depuis l’enfance et qui parfois se disperse en particules dans l’écriture.
Écrire c’est aussi porter en soi un témoignage, être survivant d’une destruction. Pas d’un anéantissement. Un artiste, à l’intérieur d’un espace vide, renverse ses limites vers celles d’un possible, établit de cette façon sa relation avec l’autre. Entre la vérité et l’exactitude, il y a cette dérive dans laquelle les mots tentent de transmettre une part de subjectivité qui a vu, entendu, senti. C’est alors que l’exigence de cette transmission devient un acte d’écriture. On n’écrit pas pour l’éternité, mais pour qu’une parole s’inscrive dans un lieu et un moment visités. Et, il est aussi demandé à l’autre une foi qui l’engage. Il doit adhérer à la quête de l’auteur, à son désir. L’écriture ne procède pas d’un geste d’autorité ou de volonté de puissance, elle entraîne, force à parler, aide à aimer. Les mots portent vers ce témoin invisible, et néanmoins présent.
L’exil de soi qu’on doit accomplir pour revenir vers le texte, le vacillement du je jusqu’à la narration du réel, de sa possibilité ne sont jamais garants de rien ; ils sont une exigence, voilà tout. 
L’écrit demeure un inachevé, un chantier ouvert, plein de trous, d’effilochements, comme la mémoire sur laquelle il s’appuie composée d’oublis, de pertes, de distorsions.
L’écrit s’attarde aux instants, aux silences, au furtif, aux témoins muets de la vie élémentaire.

Merci à Sophie Martin pour la photo


mercredi 26 septembre 2012




« Je me suis étendue sur les aiguilles de séquoias et il m’a semblé descendre le canyon dans la fureur et la confusion d’un cours d’eau, dans un état de bonheur semblable à la naissance oublieuse du sang et de la déchirure.  Trop absorbée par le monde en mouvement, la Nature fait fi du deuil et, quelle que soit la dévastation qui la menace, elle accomplit, en un rituel secret, toute sa prédiction. » Elizabeth Smart

Le temps, depuis le premier jour, m’est compté. Je vais disparaître sans savoir où, ni quand ni comment.  Les morts ne revivent pas. Ne reviennent pas. Le jour de ma mort, je laisserai une empreinte mémorielle fugace et lente. 
Le temps de la vie n’est ni précieux ni exaltant : divin, sacré, fugace et lent. 
Ça s’arrêtera. Mais pas maintenant. J’écris. Suis tenaillée par la faim. L’écriture se perd, s’achève et recommence. S’inachève. Je suis une poussière terrestre. Tant que l’Homme ne la détruira pas complètement, je serai cette planète. J’ai foi dans l’agir. Bâtir une forêt, une ville. Je suis une fourmi. Une bosseuse.

Je ne sais pas aimer, et je tends les bras. Ne sais pas chanter, mais ma voix chante.  Ne sais pas nager, et traverse des lacs. Je suis une saltimbanque, une avaleuse de feu, une allumeuse. 
J’arpente des villes, splendides, détruites, peuplées d’humains. Je refuse la guerre.  Je chante faux. J’écris. C’est dans ces espaces que je respire. 
Il y a de la douleur partout. Dans l’enfance et davantage dans la vieillesse. Folle vérité. 
Je n’enfanterai ni fils ni fille, mais j’aurai fait pousser la mandragore. Jamais je n’atteindrai l’horizon ; je ne serai pas sauvée. 
Partie des dizaines de fois, sans retour. 
Pour survivre, j’ai sucé la moelle des uns et des autres. On m’a aussi demandé ma part. 
Je veux être utile. J’appartiens au temps, dans le vent qui agite la lumière, la matière, le désir. 
Qu’importent les distances. 

Trouverai-je ma part de bonté ? Comme il y a des siècles quand je savais encore pleurer. 
Comprendrai-je l’absence ? Entendrai-je le bruissement de la fourmilière ? 
Je n’entretiens pas le leurre du bonheur. Bêtement fidèle, concrète, efficace. Je cherche des accents de vérité. 
Les hauts et les bas. Pas besoin d’en faire un drame. 
Marcher sur un fil n’est pas si difficile, c’est se retourner le plus périlleux. 
Merci Paul Grégoire, pour la photo.

La joie quand elle arrive. 
Elle est si belle. 

mercredi 19 septembre 2012


« La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas. » Fernando Pessoa

Le vide, le Vivant. Depuis longtemps, je me questionne et observe le travail créateur. Ces introspections et ces questionnements, toujours liés à l’œuvre et à son développement, ouvrent sur du plus lointain. Alors, ces pensées vis-à-vis de l’agir créateur me ramènent à l’artiste dans son espace vide, son atelier, au centre d’une négation, là où l’existence est remise à plus tard.
Je ne cherche pas à comprendre comment se « fait » une œuvre d’art, mais à percevoir ce qui, dans le développement processuel de l’objet de création, se pose comme captation et comme renoncement dans l’espace vivant de l’atelier, ce qui dans la praxis, est au centre de l’émergence de l’œuvre.
La chose la plus importante me semble être le lien, le contact que nous entretenons avec le Vivant. Une œuvre se bâtira sur une base d’échanges — écoute, réception — qui s’effectueront tant au niveau de la pensée, de l’émotion que de l’intellectualité. Le processus comme l’aboutissement d’un objet de création opèrent sous le signe de l’inachèvement dans un esprit marqué par l’incertitude et l’infinitude qui accompagneront l’artiste tout au long de son parcours. Ainsi, ses motivations et sa pratique sont déterminées par une observation attentive et libre de l’immobile, du silence, de l’absence, entre autres.
L’élan de nécessité qui inspire et conduit les artistes dans leur travail est aussi question de bonté. Celle-ci concerne non seulement la motivation de l’artiste, mais interroge sa présence, la place qu’il revendique et conquiert au sein du processus créateur et qui intervient, par la force des choses, dans l’œuvre en devenir.
Le lien que j’entretiens avec les artistes et leur travail est avant tout amoureux. Ce qui ne signifie pas que j’oriente ma réflexion dans le sens de l’intime ou de l’intériorité. Mon intention, comme dans toute démarche de création,  et ma nécessité proviennent  essentiellement de l’atteinte et de la captation. Sentir, voir, entendre.
L’éphémère constitue une part importante de la valeur de l’œuvre qui se mesure à l’aune de son impermanence, de sa fragile temporalité.  Ce point d’ancrage à partir duquel l’artiste conçoit et élabore son œuvre tout en acceptant le processus de renoncement qui l’accompagne permet de considérer ce processus comme partie intégrante d’un cycle plutôt que néant.
L’artiste se place en retrait, il écoute, tente d’établir une relation impossible avec l’autre où le dit, le senti, le vécu traversent la ligne de fêlure vers une vérité jusque là incréée.  C’est dans l’effacement de soi que le créateur appelle une présence qui le mène vers l’autre à travers des mots, des musiques, des formes…

Merci à Paul Grégoire pour sa photo, Vertèbres de sable

mercredi 12 septembre 2012


« Non in-différence et bonté de la responsabilité, elles ne sont pas neutres, entre amour et hostilité. Il faut les penser à partir de la rencontre où vœu de paix — où bonté — est le premier langage. » Emmanuel Lévinas

Une adresse à l’autre rend bien sûr l’artiste responsable du don qu’il conçoit.  Responsabilité qui se pose comme une expérience singulière et irremplaçable ; non comme l’expression d’un pouvoir, mais comme celle d’un dépouillement, d’un abandon, d’une destruction. C’est pourquoi on ne peut pas parler de pureté ou d’excellence en ce qui concerne cette expression, ce don, qui deviendrait alors une sorte de démesure de la bonté. Laquelle tire son origine d’une ouverture, d’un échange, d’une réponse qui rend compte du besoin que l’on éprouve de l’autre et de sa réciprocité.

L’expérience artistique révèle une part de l’artiste à lui-même et lui évite, s’il s’y abandonne, de restreindre le processus créateur à un banal exercice narcissique et l’objet de création à un rapport symétrique avec l’autre. L’artiste, au sein du processus créateur, est concerné par une altérité qui le constitue, mais aussi qui l’engage. Sa responsabilité face à l’autre est instituée dans le temps et n’a pas de commencement ni de fin, mais une origine et un avenir vis-à-vis d’autrui. L’œuvre est en mouvement entre un passé et un avenir formant ainsi un temps ouvert qui ne se referme pas sur lui-même, mais crée un élan de répétition, et donc d’inachèvement. Dans le processus de création, la responsabilité de l’artiste est liée à l’agir et à l’œuvre. Il en répond, consciemment, en ayant atteint une autonomie issue d’un lent processus de dépassement. Processus dans lequel l’artiste advient à lui-même et ce faisant ouvre vers le possible de l’œuvre ; et où sa subjectivité, même fragilisée, réussit à éviter l’arrêté du désespoir.  S'opère ainsi une réconciliation de l’artiste avec lui-même qui dépasse les résistances et le mutisme. La responsabilité du don peut alors se transférer à l’autre qui a la possibilité, le pouvoir de répondre, de prendre la parole et de faire exister l’œuvre au sein de la rencontre, dans un ailleurs, un temps et un espace autres.
La terrasse à Orsans. Merci à Sophie Martin pour la photo.

Les étapes de ce processus, comme des lignes de traverse, sont marquées par différents mouvements   — responsabilité, désir, don —  qui animent le créateur au sein de sa composition, pendant l’exécution de son travail et ensuite dans la communication de celui-ci.
L’artiste, l’œuvre et la personne qui la reçoit ont en commun, une sensibilité, une ouverture, une attention particulière portée au Vivant, à cette part de l’être qui tend vers la bonté. Interagissent ensuite la conscience, la jouissance, la fêlure et la responsabilité de chacun à l’intérieur et à travers cette œuvre. 

mercredi 5 septembre 2012

« [...] un homme, s'étant dépouillé de leurre et de crainte, s'avance si loin qu'on ne puisse concevoir une possibilité d'aller plus loin. » Georges Bataille

Jusqu'où faudrait-il remonter pour retracer l'idée de la bonté dans le processus créateur? Avant la morale ? Avant l'impuissance ?
L’expression d’une vérité est l’accomplissement de la pensée, d’une part de soi abandonnée à cette vérité, à l’essence de la pensée, à l’engagement pris envers soi-même ; elle est une chose impossible, elle vient du vide, d’une perception. Et c’est à partir de cette impossibilité que la bonté, par le pouvoir de la conscience, traduit la force d'un possible : un processus par lequel l’artiste va jusqu’au plus lointain, au plus beau que soi en donnant sa chair et ses os, dirai-je paraphrasant Nietzsche. 

Dans le processsus de création, le possible et l’expérience se rejoignent à l’intérieur de la fêlure, dans un soi et un hors de soi désencombrés en quelque sorte d’un ego manipulateur.
Ce n’est que dans cet état de bonté que l’artiste réussit à être rien. Non pas dans un renoncement à lui-même, mais à cette image qui le façonne en héros, en une représentation idéalisante dans laquelle le pouvoir de l’artiste perd son rapport d’ouverture, se ferme au don et partant à l’œuvre elle-même. C’est un état où le moi, dans toute la force de son existence, se déplace vers l’autre établissant une relation de paix. Ainsi, la bonté éprouve la force, l’intégrité face à soi et initie ce mouvement vers l’autre. Ce parcours se produit initialement par une pensée, une subjectivité qui rend possible l’altérité ; je rejoins l’autre par un langage, dans lequel cependant subsiste une distance, un espace vide. Ce possible n’est pas une finalité en soi, mais un passage qui ouvre sur le vide. 
La bonté représente alors le lien entre l’expression et la responsabilité par laquelle, en tant que fonction éthique, la parole s’allie à la conscience. 

C’est dans l’espace vide de son atelier — un espace inconquis et singulier — que se définit la responsabilité de l’artiste. Une responsabilité dans laquelle s’inscrit la possibilité essentielle de négation et de refus permettant une visibilité qui renonce au paraître, dans une dimension où l’autre et le moi ne se mesurent pas à leur aune, mais cherchent à se rendre au-delà de la beauté jusqu’à l’élégance, au-delà de la signifiance jusqu’à l’impossible vérité.