« Une
ivresse s’empare de celui qui a marché longtemps sans but dans les rues. À chaque pas, la marche acquiert une
force nouvelle ; les magasins, les bistrots, les femmes qui sourient ne cessent
de perdre de leurs attraits et le prochain coin de rue, une masse lointaine de
feuillage, un nom de rue exercent une attraction toujours plus
irrésistible. Puis la faim se fait
sentir. Le promeneur ne veut rien
savoir des centaines d’endroits qui lui permettrait de l’assouvir. Comme un animal ascétique il rôde dans
des quartiers inconnus jusqu’à ce qu’il s’effondre, totalement épuisé, dans la
chambre qui l’accueille, étrangère et froide. » Walter
Benjamin
À la fin des années 1980, je vivais à Paris, je n’avais pas trente ans. Je n’aimais pas aller au bord de la Seine. Ce n’était pas l’eau, pas la profondeur. Mais
le vide. L’espace qui sépare les deux rives, les coupe l’une de l’autre en une
véritable déchirure. J’aimais la place de la République, large d’horizon,
tournoyante, bigarrée ; la traverser, m’enfiler dans la petite rue du Faubourg du temple
qui, en montant, deviendra la rue de Belleville, plus exiguë encore, où je me
mêlais à l’essaim familier des habitants du quartier autour des étals de
viandes, légumes, vêtements, chaussures, objets hétéroclites. Les
odeurs. Les couleurs. La promiscuité.
J’y suis
retournée il y a quelques années.
En quittant
la rue des Pyrénées pour descendre la rue de Belleville, je remarquai, sur la
face latérale d’un immeuble, une murale en trompe-l’œil qui n’était pas là auparavant sur laquelle un ouvrier installait un tableau noir où était inscrit : il faut se méfier des mots. Je me suis souvenue que mon ami Paul m'avait déjà envoyé une photo représentant cette image et je pensai aussi à Walter Benjamin et à
son livre splendide des passages parisiens.
Sur la rue
Oberkampf, tombait une pluie fine, drue et froide. Le temps n’avait plus besoin
de la mémoire, ma main sur elle sentait bien la marque rugueuse de la fêlure,
il n’y avait plus deux temps et deux espaces, j’étais entière.
Dans les
rues étroites, sur les places et sur les boulevards parisiens, je suis et resterai toujours sans protection. Je ne peux qu’avancer : immobile, le
froid me pénètre, la chaleur m’écrase, le paysage se fige. Je remarque à peine
l’architecture des immeubles, les visages ; je suis attentive aux pavés au milieu de la
rue où je préfère marcher plutôt que sur le trottoir si peu large que deux
personnes ne peuvent s’y croiser ou avancer ensemble. La rue plus qu’un dehors,
est un dedans. Un espace, telle une scène de théâtre, ceint et ouvert à la fois où il n’y a que du réel ; sa force et sa beauté.
Là comme ailleurs, mon attention se porte sur le Rien. Cela participe d’un égarement fondamental, d’une part de soi abandonnée à la dérive, au cri, ou à la parole parfois quand elle est intime et silencieuse.
À Paris, chaque
fois que j’y retourne, je cherche à retrouver l’immobile, l’île déserte des
premières fois que je voyais comme un abri, une solitude habitée. Mais tout mouvement possède une force d’attraction plus grande encore, qui mène vers
ailleurs, dehors, même à l’intérieur de soi. Le plein ne comble pas le vide.
Rien possède-t-il
des limites ?