« Dès lors il n’y a plus de mots innocents. » Pierre Bourdieu
Pour Danchka
Dans la multiplicité et la complexité des éléments du langage, le malentendu, qui apparaît au départ comme une divergence d'interprétation, peut être considéré, par ailleurs, en tant que phénomène pouvant instaurer aussi des liens, voire des affinités, entre des faits ou des propos. Le malentendu est considéré alors comme une relation de communication dans laquelle l’interaction fait face à une non-coïncidence des interprétations. De là à
prétendre que le malentendu se présente comme un élément créatif du discours, il n’y a qu’un
pas. Que je franchis, au sens où la part d’ombre, de flou qu’il provoque permet
aux échanges de n’être pas restreints au sens premier des mots, mais d’ouvrir
vers du doute et de l’inconnu : une liberté, pourrait-on dire, d’entendre et de comprendre
qu’un locuteur offre à un autre dans un enchevêtrement de pensées et de sens.
À ne pas confondre cependant avec l’incompréhension qui, elle, installe un clivage, un quant-à-soi ou une rupture dans l’échange ; et à partir de là, on a de cesse d’imposer un point de vue ou de corriger un sens.
Alors qu'au contraire, le malentendu propose un possible, un espace qui reste attentif au discours de l'autre, au doute,
éclairé par la faille et l’ouverture, dans un contexte, bien sûr, où n’entrent pas en
compte le pouvoir, la peur ou le pathos.
Dans le travail de création, les
interprétations sont multiples, et dans ces mouvements multiples, le malentendu tend vers la nécessité de penser l’œuvre comme une ouverture, une
possibilité, un inachèvement. En tant qu’élément du réel, que fraction de sens,
le malentendu ne cherche pas à rétablir une vérité, mais plutôt à en construire
de nouvelles.
La pensée dans l’œuvre est une
prise de parole et de position qui, même discrète, provoque une alternance entre
le dehors et le dedans et fonde dans son mouvement l’expérience de
communication. Le malentendu donc, en tant que phénomène du discours, se
propose comme élément d’interlocution et d’intersubjectivité. Ici, je pense au
principe de l’œuvre dite ouverte
développé par Umberto Eco, laquelle est le fruit de relations dans son travail qu’établit
l’artiste pendant la gestation, l'accomplissement et finalement avec l’œuvre inachevée à la fin du processus. Puis, des relations qu’entretiendra le
lecteur ou le spectateur avec ce même objet inachevé, et auquel il apportera la
part obscure de l’œuvre : sa propre complexité personnelle, culturelle,
sensible. L’objet de création se transforme, devenant un kaléidoscope de
perceptions, de voix, d’éclairages et, de ce fait, une œuvre singulière. Dans ce libre accès à l’objet de création, chacun puise et fournit du sens et de l'émotion, et façonne ainsi l’œuvre en une architecture ouverte où
ambiguïtés et malentendus composent une part de la poétique de l’œuvre. L’artiste et le spectateur ou le
lecteur se rencontrent rarement, néanmoins chacun d'eux accompagne l’œuvre dans
l’imprévision et l’imperfection de sa posture.
Ces œuvres en mouvement ne cessent donc de se modifier et de se
recomposer. Ce faisant, elles provoquent des apparitions de réels, de possibles et créent un lien
paradoxal entre présence et temporalité, entre inachèvement et concrétude,
entre engagement et silence.