UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONTÉ

Chroniques de libres pensées créées à partir d'une citation d'auteur
par Dyane Raymond

mercredi 16 novembre 2011


« Le commencement tarde toujours. », Philippe Lacoue-Labarthe

J’ai les yeux clos, quelque part entre la conscience et un espace onirique parallèle. Je ne cherche pas à savoir s’il y a un dehors ou un dedans. Il y a. Il n’y a pas.
Concentrée sur la route en voiture. Assise sur un banc public. Recueillie dans une salle de concert. En voyage. Dans le métro. Dans l’autobus, le train, l’avion. Des endroits où s’assoupir. Où s’abandonner. Des lieux où le privé et le public sont étroitement liés. Il m’est arrivé il y a plusieurs années, à Paris, de m’endormir sur l’épaule d’un inconnu dans le métro. En me réveillant, arrivée à destination, je l’ai regardé longuement sans qu’il bouge d’un iota. Il n’a pas cillé, n’a pas détourné la tête vers moi. Je me suis levée. Sans rien dire. Suis partie. Je ne l’ai jamais revu. Pourtant je pense à cet homme, que je ne saurais même pas décrire, comme à un frère. Comme à quelqu’un qui me voulait du bien. Qui me protégeait. Les humains sont de la race des méchants, indéniablement. C’est pourquoi la bonté ne peut être qualifiée de valeur humaine ; elle se faufile dans les interstices du vivant. La bonté fait de nous des rescapés. Elle ne rend l’homme ni meilleur ni pire, mais lui donne un visage — pas une humanité. Il n’est pas question de noblesse ou d’altruisme ; on perçoit une respiration, on remarque le cou imperceptiblement courbé d’une femme très lasse dans une file d'attente. L’esprit de la bonté n’a rien à voir avec la bienveillance ou le civisme ; au mieux évite-t-on parfois le conformisme. Sa voix réfléchit et chuchote par dessus celle du prêcheur dans le temple. La bonté ne complique pas la vie, mais ne la simplifie pas non plus : elle apprend peut-être à refuser la culpabilité. Ne s’encombre pas de scrupule, mais accepte les paradoxes. Nous sommes responsables en tant qu’êtres vivants des autres vivants et c’est en assumant scrupuleusement cette responsabilité que nous parvenons à être libres. L’homme dans le métro ne m’a pas sauvé la vie, il l’a fugitivement traversée en me priant secrètement de prendre soin de moi.
Ainsi, j’adore les halls de gare, parce que ce sont des lieux de multitude et de contradictions. Des gens vont et viennent, certains pressés, en retard, d’autres avec l’air plus ou moins perdu ; il y en a qui boivent un café observant ce paysage humain en mouvement, ou lisent distraitement un journal, ou simplement restent assis sur un banc dans une immobilité feinte. Ces gens ne se croiseront sans doute plus jamais ensuite ou peut-être que si, mais ça n’a pas d’importance car c’est l’instant qui compte : le pas suspendu d’un élan insensé vers l’autre.